Gurdjieff International Review

Une qualité invisible

Celui qui aime le monde entier comme si c'était son corps peut se voir confier le monde.   –Lao Tzu

Jacob Needleman

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ourrions-nous jamais espérer comprendre notre planète sans comprendre pourquoi nous avons été amenés à naître sur la Terre ? Sans comprendre tout ce dont la Terre a besoin de notre part ? Il ne s’agit pas simplement de corriger les problèmes écologiques que nous avons nous-mêmes créés. Il doit y avoir une autre fonction pour notre espèce humaine unique, notre conscience spécifique. C’est l’évidence même. Il n'y a rien de purement accidentel dans la nature, rien qui ne soit impliqué dans l'intégralité du monde vivant.

Par conséquent, l'étude scientifique de la conscience, en plein essor, représente en fait un élément indispensable dans notre étude de la nature et de la Terre. On ne peut plus séparer l'étude de la nature de l'étude de l'homme et de la conscience. Donc, la science moderne, bien qu'elle nie initialement le but et la signification de la conscience, en tant que propriétés de la nature, a été tôt ou tard obligée de mettre la conscience au centre de son questionnement. En fin de compte, il ne peut pas y avoir de science de la biologie, ni de l'écologie sans une véritable science de la psychologie. Donc, il ne peut pas non plus y avoir de science complète de la physique et de la chimie sans lien fondamental avec la compréhension de la conscience. La science elle-même doit inclure toute la nature ou il ne s'agit plus de science ; ce n'est qu'une accumulation d'informations fragmentaires et de théories instables dépourvues de sens. Car s'il y a quelque chose de fondamental dans la nature, qu’en principe elle ne peut jamais vraiment expliquer – s'il y a un élément primordial de réalité qu'elle présume ne jamais pouvoir reconnaître et expérimenter comme réel – alors cela signifie qu'il n'y a aucun aspect de la réalité qu'elle ne puisse comprendre.

Le monde est une unité. La réalité est partout indissociable du tout. Et l'étude de cette unité doit elle-même être une unité. Cela a toujours été le grand souhait de la science : comprendre les lois qui régissent tout ce qu'il y a dans la nature. Et la nature inclut l'Homme. Et l'Homme est conscience.

Par conséquent, la science de la conscience est incontournable.

Et beaucoup de gens pensent que cette science est maintenant d'actualité. Elle est présente, apparaissant partout sous des noms tels que la neuroscience avec ses nombreuses branches telles que la neuropsychologie, la neurobiologie, la neuro-technologie, la neuroéthique, la neuroéconomie ...

Mais dans ce vaste domaine de la recherche en plein essor, il faut reconnaître un élément invisible majeur dans la conscience humaine, comparable dans son importance à la matière noire et à l'énergie noire, dont on nous dit qu'elle comprend tout sauf un petit pourcentage de l'univers connu.

Qu'est-ce que cet élément invisible, sans lequel l’on ne peut jamais comprendre la conscience et donc ne jamais comprendre le monde inconnu qu'est l'homme et la Terre et l'univers lui-même ?

Il n'est pas facile de caractériser ce qu'est cet élément invisible dans la conscience humaine, sauf à dire qu'il a d'abord à voir avec la fonction du sentiment. Nous parlons ici d'un questionnement que l'on pourrait appeler « empirisme intérieur », par opposition à « empirisme extérieur » basé sur les sens, qui est le fondement de la méthode scientifique. C'est-à-dire que nous parlons de connaissance également enracinée dans l'observation directe, mais dans ce cas l'observation du monde intérieur de l'homme, nécessitant une préparation spécifique du monde intérieur de l'observateur lui-même.

Tout au long de l'histoire humaine, les grands enseignements cosmologiques qui ont influencé de manière décisive le développement de civilisations entières ont été profondément imprégnés par cet élément, invisible pour nous. Toutes les visions fondamentales de l'humanité au sujet de la Terre et de l’univers sont issues de traditions et de méthodes de vie destinées à transformer le niveau de conscience humaine, y compris, inévitablement, la fonction du sentiment. Ou, pour dire la même chose, qui visent en fin de compte à donner accès à une énergie qui transforme l'ensemble de l'organisme humain, en incluant inéluctablement le sentiment accompagné de l'intellect et des fonctions instinctives et motrices qui engendrent l'action dans le monde.

Pour parler plus précisément de cet élément invisible, il est nécessaire de faire une distinction entre deux aspects du psychisme humain, distinction qui n'est pas reconnue par la science ou dans la vision du monde de notre civilisation moderne scientifiquement conditionnée. Ces deux aspects peuvent être appelés sentiment et émotion. Dans nos manières ordinaires de penser et expérimenter, ces deux mots désignent une classe générale de fonctions et de réactions : l'amour, la haine, la tristesse, la pitié, le ressentiment, la compassion, la peur, la joie, etc., etc. Mais, en règle générale, dans les pratiques intérieures qui sont au cœur des traditions spirituelles, nombre de ces réactions et impulsions sont reconnues comme égoïstes et sont comprises comme un élément fondamentalement contre-nature et indigne de la nature humaine. De plus, et ce point est évident pour tout observateur honnête, ces réactions et impulsions égoïstes sont de peu de valeur par rapport à l'acquisition de la connaissance. Nos émotions habituelles sont notoirement biaisées et, dans un sens négatif, subjectives. Leur fonction principale, consistant à évoquer le plaisir psychologique et la douleur, sert de force motrice dans nos vies, mais en eux-mêmes, ils ne nous apportent pas de connaissance objective, ni de nous-mêmes ni du monde extérieur.

Notre idéal scientifique actuel d'objectivité exige que nous essayions de séparer notre attention de l'influence dominante que l'émotion ordinaire exerce sur notre perception et notre pensée. Mais dans cette tâche de se libérer des émotions égocentriques pour obtenir une connaissance objective, la science s'est interdite de voir, sans le savoir, la fonction du sentiment authentique caché derrière l'émotion. Cette qualité de sentiment authentique est en effet indispensable pour acquérir une connaissance objective et impartiale du monde réel, à la fois en dehors de soi et en soi.

Sans le développement soutenu de la fonction de sentiment authentique, l'objectivité qu'offre la science est donc à la fois humainement superficielle et vide de sens. La vérité réelle, l’objectivité réelle, ne sont jamais superficielles, jamais vides de sens, jamais froides, jamais déconnectées d'un sens global du Tout vivant et des buts supérieurs du Tout. La connaissance qui ne vient que du fonctionnement de l’intellect isolé n'apporte ni chaleur ni lumière, ni la chaleur du sens, ni la lumière de la compréhension. L'impartialité dont il se contente est en fait une sorte de mirage, basé sur l'activité d'une seule partie de la totalité de l'esprit humain, à savoir une pensée déconnectée du sentiment. La connaissance impartiale nécessite l'activité de toutes les parties de l'esprit humain, chaque partie apportant son énergie spécifique et sa qualité de perception. Telle est la définition même du mot « impartial » : c'est-à-dire une connaissance qui n'est pas partielle, ni le produit d'une seule partie de l’ensemble de l'esprit humain.

Le corps humain doit également jouer son rôle fondamental dans l'accession à la connaissance, et tout ce qui doit être dit sur l'élément invisible du sentiment réel doit aussi être dit sur l'apport unique de la sensation. Mais il suffira maintenant de se concentrer sur le rôle du sentiment, ne serait-ce que parce que le rôle du corps physique dans la perception sensorielle est évidemment bien connu, étant l'un des principaux piliers de la science moderne en tant que test ultime et autorité sur laquelle la théorie est basée. Que la capacité de perception sensorielle du corps humain, tout en représentant la force et la fermeté de la science, ne représente en réalité que la simple surface de la contribution possible du corps humain à la connaissance objective, ne doit pas nous retenir pour le moment. C'est l'élément caché du sentiment qui est le plus important maintenant.

Et c'est le plus important parce que même ici, dans le domaine du sentiment authentique, nous ne sommes toujours pas à la racine, pas même en vue du niveau de sentiment qui a nourri les anciens enseignements sur la nature et le cosmos – et qui a nourri les anciens enseignements sur la conscience humaine elle-même.

Comme on l'a dit, la pratique spirituelle, sous ses nombreuses formes et dans ses nombreuses variations de déroulement et d’importance, cherche généralement à libérer l'homme du niveau de conscience dans lequel l'émotion égoïste domine sa vie. Mais la pratique spirituelle implique aussi inévitablement un perfectionnement continuel et persévérant du sentiment authentique, comme un élément nécessaire de ce travail intérieur menant à l'éveil de Soi.

Un tel sentiment authentique – un sentiment non égoïste – est connu de toute personne normale. Le sentiment d'émerveillement devant la nature, non encore mélangé avec le désir de faire, avec la connaissance sans paroles qu'il apporte, est un sentiment habituel qui n'est pas mélangé avec l'amour propre... Mais cette énergie motivante de l'amour de la connaissance, qui est en fait l'aspiration à la conscience, est facilement déviée ou absorbée par des associations mentales et émotionnelles, impliquant une action dans le monde extérieur – en un mot, la technologie. Et ce à quoi la technologie moderne est utile, en fin de compte, aussi honorable soit-elle dans ses buts originaux, c'est à la partie de l'esprit humain qui recherche la sécurité, l'amour de soi, le confort, le pouvoir, la reconnaissance, la richesse, etc. L’amour de la connaissance, qui est réellement le désir d'Être, peut être présent chez le scientifique, mais est presque toujours détourné par les buts d'une culture dans laquelle l'humanité est de plus en plus à la merci, intérieurement et extérieurement, d'éléments qui n'ont aucun intérêt au développement de la conscience.

L'amour de la connaissance, qui est en fait l'aspiration à la conscience, et dont presque tout le monde se souvient avec vivacité depuis son enfance, est en fait un avant-goût d’une expérience de la connaissance apportée par un sentiment non égoïste. De nombreux scientifiques, ainsi que de nombreux artistes et poètes, chérissent cette forme de sentiment non égoïste tout au long de leur vie et de leur travail.

Mais si précieuse que soit cette qualité de sentiment, elle n'est pas encore en elle-même l'élément invisible du sentiment qui est à la racine de la connaissance objective de la nature dans les enseignements des traditions anciennes. Quel est donc cet élément invisible de sentiment qui joue un rôle si essentiel dans la réalisation de la connaissance objective ? De tout ce qui a été dit jusqu'à présent, une chose doit être claire : l'élément invisible du sentiment dont nous parlons implique une certaine lutte personnelle avec soi-même, un certain niveau de sacrifice intérieur, une souffrance invisible, d'un genre également très peu connu, dans notre culture générale.

Tout comme il y a une qualité de connaissance basée sur l’expérience qui est inconnue dans notre approche moderne du monde (une connaissance qui est négligemment et superficiellement qualifiée de « mystique »), de même il y a une qualité inconnue de souffrance et de sacrifice qui est également profondément méconnue dans notre vie quotidienne et dans notre monde. Il y a une qualité de souffrance et de sacrifice personnel qui engendre la connaissance et la compréhension objectives – elles-mêmes mêlées à la capacité d'amour de l'humanité et d'amour de son prochain – même pour le voisin qui est à côté de moi ici et maintenant, et pour qui il se peut que je ne ressente peut-être aucune affinité émotionnelle.

Ici aussi, chaque homme ou femme normal a des expériences qui montrent l'existence de cette qualité de sentiment autrement invisible. Un grand choc, un tremblement de terre, une confrontation accidentelle avec sa propre défaillance morale, ou avec une immense perte ou encore le mystère de la mort, peuvent provoquer même brièvement, une capacité de rayonnement d'amour et de compassion – preuve que cette capacité était latente dans l'essence même de la nature humaine, et était recouverte par les normes et les coutumes du monde extérieur et le conditionnement depuis l'enfance.

Un individu doit être prêt à éprouver intentionnellement et volontairement, et généralement pendant une période de temps considérable, le genre de souffrance et de sacrifice intérieur qui ouvre le cœur afin d'approcher et d'expérimenter comme sien, quelque chose des vastes étendues des niveaux inconnus de l'esprit humain, de la connaissance de soi, de la connaissance de la Terre et de l’univers. Une « attitude scientifique » ordinaire, aussi sincère soit-elle, ne peut constater au mieux que des aperçus physiques de certaines modifications perceptibles – biologiques ou neurologiques – qui sont concomitantes à des niveaux de conscience plus profonds.

Nous pouvons difficilement imaginer ce que la Terre nous offrira en échange du fait qu'elle soit vue et comprise par tout l'être de l’Homme. La Terre et la Nature ont besoin de nous plus que toute autre chose. Et ce n'est qu'à partir de cette transformation intérieure de l'esprit qu'une action juste envers la nature et la Terre peut être menée sans aboutir finalement à « la même vieille histoire » – c'est-à-dire à la division, au conflit et à la violence.

Jacob Needleman, An Unknown World: Notes on the Meaning of the Earth (2013) New York: Penguin Group, pp. 164–173.

 

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Version Française Traduite par :
     Equipe “Travail et Planète" (Institut Gurdjieff de Paris).

Featured: Numéro d'hiver 2019/2020, Vol. XIV No. 1.
Revision: July 2, 2024