Gurdjieff International Review

Regardez un lion dans les yeux

Regardez profondément dans la nature et vous comprendrez mieux tout.  –Albert Einstein

Kathryn Hulme

N

ous n'avions jamais réussi à nous approcher des gnous dans le Serengeti, mais ici à Ngorongoro, non seulement ils ont défilé pour nous, mais quand ils se sont arrêtés pour paître, ils ont même posé de temps en temps, levant leurs museaux hérissés pour nous regarder tout en mâchant…

Le fait de réaliser que nous étions dans un monde à part augmentait au fur et à mesure que nous parcourions le fond du cratère. Les parois du pourtour prennent une délicate nuance de bleu lorsque vous vous approchez du centre de cette réserve naturelle. Les volcans des hauts plateaux du cratère se dressent derrière ces parois et les font paraître beaucoup plus bas que six cent mètres – pas plus, en fait, qu'un cercle largement dessiné en bleu autour de l'horizon, et ce cercle magique renferme tous les êtres vivants – oiseaux, bêtes et humains – dans un lieu de paix confiant et palpable, comme du velours au toucher. Aucun animal n'a abaissé ses cornes ni n’a relevé la tête, alarmé par notre approche. Tous ont tenu bon et nous ont examinés dans un état de transe de curiosité, comme s'ils prenaient la mesure d'une espèce familière connue pour être inoffensive. Ensuite, ils ont continué à brouter ou à ronger leurs os comme si nous n'étions pas du tout là. Même les gazelles capricieuses et caracolantes – celles de Thompson, de Grant et d'Impala – nous ont donné ce moment immobile d'examen minutieux, leurs yeux sombres fixés comme des pierres précieuses polies dans des cercles blancs ou des rayures faciales latérales.

Luke (notre chauffeur) a conduit avec un legato angélique, nous aidant à rejoindre des troupeaux de gnous et de zèbres, puis a laissé son moteur s'éteindre sans bruit pendant que nous regardions les animaux qui nous fixaient. Nous étions tellement émus par leur confiance apparente en nous que nous étions incapables de parler et réticents à rompre le charme en pointant une caméra sur eux. Quelque part au fond de mon esprit se trouvait une théorie plausible expliquant pourquoi les animaux nous regardaient avec une intensité si particulière. C'était une formulation d'il y a longtemps et venant de loin. Je n'ai fait aucun effort pour l'atteindre, sachant qu'elle émergeait en son temps.

Un troupeau de zèbres buvant dans un ruisseau nous a donné des gros plans de leurs fesses décoratives après une longue inspection spéculative face à face. Une lionne nous a étudiés avec ses yeux jaunes, puis a appelé ses cinq petits hors des buissons riverains et les a conduits en file indienne à travers notre piste vers la plaine ouverte. Quelques kilomètres magiques plus tard, nous sommes tombés sur un rhinocéros d’une tonne avec un petit à ses côtés, tous deux brouttant un arbuste nain. L'énorme femelle nous a laissé approcher à une trentaine de mètres, puis elle s'est retournée et nous a fait face, debout immobile sur ses pattes trapues, sa corne nasale se projetant en avant et en haut, entre ses petits yeux enfouis dans des plis amples.

C'est à ce moment précis que la formulation suggérant pourquoi les animaux nous regardent avec une telle intensité a flotté à la surface de mon esprit. Je l'avais entendu il y a vingt-cinq ans à Paris, à l'époque où je me comptais parmi les élus autorisés à siéger devant Gurdjieff comme disciple de son enseignement. Ses paroles étaient claires dans ma mémoire ; J'ai entendu sa voix lourde et grondante dire : « Les animaux attendent que nous montions pour pouvoir suivre. »

J'avais mon appareil photo devant les yeux quand j'ai entendu à nouveau ces mots, une affirmation maintenant hors contexte, jamais complètement comprise à l'époque, mais néanmoins retenue pour ce moment où elle le serait. La femelle qui me fixait semblait me percevoir par l'odorat et l'ouïe ainsi que par la vue, réputée pauvre chez les rhinocéros. J'ai photographié sa tête, cette éminence grise qui avait survécu inchangée à travers d'innombrables millénaires de vie planétaire avant que l'homme ne se lève pour prendre sa place dans l'octave évolutive, une place au-dessus de toutes les formes de vie qui l'avaient précédé et parfois, comme avec les singes, l'avaient préfiguré, un endroit sous les niveaux inimaginables d'Êtres conscients qui se trouvaient au-dessus de lui. Les animaux attendent que nous montions... C'était la réponse que je cherchais inconsciemment depuis ma première confrontation avec la faune africaine.

C'était sûrement la raison pour laquelle les regards longs et lents des animaux m'avaient si profondément touchée depuis le début du safari. Avec leurs grands yeux bifocaux, ils nous ont accueillis, ignorant qu'ils attendaient que nous « montions » cette échelle que Jacob a vue dans son rêve, remplie d'anges se déplaçant montant et descendant, annonçant les lois immuables de l'évolution et de l'involution.

Kathryn C. Hulme, Look a Lion in the Eye: On Safari Through Africa (1974) Boston: Little, Brown and Company, p. 194–198. The photo of the lioness with cubs is Copyright © Uri Golman/naturepl.com.

 

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Version Française Traduite par :
     Equipe “Travail et Planète" (Institut Gurdjieff de Paris).

Featured: Numéro d'hiver 2019/2020, Vol. XIV No. 1.
Revision: June 30, 2024