Gurdjieff International Review
E
n cette année 1923, les rats et les souris infestaient le Prieuré. Même en plein jour ils s’y promenaient en rois... et, à l'approche du crépuscule, notre chat n'osait plus s'aventurer dans la cour.
Ces rongeurs avaient causé de tels ravages dans les réserves de nourritures – notamment celles destinées au bétail et à la basse-cour – qu’il fallut entreprendre une guerre sans merci pour s’en débarrasser.
Nous venions de terminer la construction des bains turcs. Il nous restait à ramasser les matériaux qui s'étaient accumulés autour du chantier. M. Gurdjieff était avec nous, dirigeant les opérations.
Nous étions en train de dégager un tas de vieilles planches qui encombraient une allée et le lierre qui se trouvait en bordure.
« Des souris ! » s'écria soudain l'un d'entre nous.
Tous ceux qui étaient dans les environs accoururent, et la chasse commença.
Nous dégageâmes les planches une à une. Restait la dernière. Armés de bêches et de bâtons, nous l’entourâmes. Deux d'entre nous la soulevèrent brusquement. Les souris étaient là, blotties dans le lierre.
Affolées, elles cherchent à s'enfuir vers l’allée. Les bêches et les bâtons se lèvent, prêts à frapper.
« Stop ! » s'écrie M. Gurdjieff.
Les bras s’immobilisent et nous restons figés comme des statues. Hésitante, une souris émerge du lierre, traînant ses petits accrochés à ses flancs. « IMPOSSIBLE ! », dit en souriant M. Gurdjieff, et avec un geste empreint de solennité, il ajouta... « MATERNITE ! »
Tranquillement, la souris traversa l'allée et disparut dans un fourré, chargée de son précieux fardeau.
Une fois de plus, nous retrouvions dans un mouvement simple, plein d'humanité, la magie du Prieuré, et je nous vois encore reprenant notre travail avec un sentiment extraordinaire, le sentiment que fait naître une véritable ouverture à la vie.[1]
Mais bientôt, un nouveau malheur devait s’abattre sur la basse-cour. Les couvées de canetons et de poussins étaient décimées, et chaque matin on trouvait de nouvelles volailles égorgées. Cela confinait à la catastrophe.
La vie heureuse de cette basse-cour classique – où les pintades, les canards, les oies et les poules de différentes races faisaient si bon ménage avec les paons – était endeuillée par des massacres quotidiens.
Mme de Stjernvall, la responsable, semblait pourtant prendre toutes les précautions nécessaires. À la tombée de la nuit, elle faisait rentrer toutes les volailles dans leurs cages respectives, et fermait soigneusement toutes les portes. Le soir, au retour du Study-House, elle revenait vérifier si tout était en ordre. Le Dr de Stjernvall lui aussi, surveillait étroitement la basse-cour, et bien que nous posions des pièges tout autour, le lendemain matin de nouvelles victimes gisaient sur le sol.
Quel pouvait être ce redoutable prédateur ? Était-ce une fouine, ou peut-être les rats? L'incertitude dura longtemps. Malgré le renouvellement des appâts, les pièges se révélaient inefficaces.
Un soir, alors qu’il était très tard et que nous revenions du Study-House par l’allée de sapins, nous entendîmes des cris stridents venant de la basse-cour.
Nous nous rendîmes immédiatement sur les lieux, munis de lanternes. Tous les volatiles semblaient paralysés par la peur. Une poule gisait, égorgée, sur le sol.
« Ce sera la dernière », dit M. Gurdjieff.
Et il voulut qu'à partir de ce jour-là les volailles ne soient plus rentrées le soir, et que toutes les portes restent largement ouvertes. Le matin suivant, à sa grande surprise, Mme de Stjernvall trouva toutes ses volailles indemnes. Nous fûmes tous très étonnés, mais notre inquiétude ne cessa pas pour autant. Nous redoutions le pire. Le Dr de Stjernvall se levait à l'aube pour observer les effets de cette nouvelle mesure stratégique ordonnée par M. Gurdjieff.
Enfants jouant avec des animaux au Prieuré
Au troisième matin, il n'eut pas à entrer dans la basse-cour. Toutes les volailles étaient rassemblées sur la pelouse du parc, formant une véritable procession encadrée par les deux paons qui semblaient maintenir l'ordre. Les poules et les pintades s’agitaient au milieu, donnant force coups de bec. Au centre, dans un état piteux, avançait en rampant une énorme belette. Les canards aussi s'acharnaient sur le manteau de la bête.
Le Dr de Stjernvall constata en s’approchant qu'elle était déjà à moitié morte, ses yeux étaient crevés. Encouragée par la présence de l’homme, la rage des volatiles ne fit que redoubler. Le Dr de Stjernvall suivit la procession jusqu'à ce que la vengeance fût entièrement consommée. Il prit alors la belette par la queue, entra dans la basse-cour, les volailles l’y suivirent, déambulant avec une fierté bien légitime. Ce jour-là, elles reçurent double ration.
En épilogue, M. Gurdjieff dit : « Lorsque la raison humaine reconnaît ses limites, elle peut laisser agir la Nature et ses lois. »[2]
Soudain me revint en mémoire, comme si elle se déroulait devant moi, une scène que j’avais souvent contemplée pendant les courts instants où je me reposais de mes réflexions actives.
Je voyais s’avancer lentement dans l’allée de gauche mon inoubliable vieille mère accompagnée de deux paons, d’un chat et d’un chien.
Il faut bien le dire, la relation qui existait entre ma mère et ces animaux était réellement peu commune pour les gens d’aujourd’hui.
Ces quatre animaux de nature différente connaissaient toujours d’avance le moment exact où ma mère allait sortir, ils se rassemblaient devant sa porte pour la guetter, et dès qu’elle apparaissait ils l’escortaient en grande pompe partout où elle allait.
Le chat était toujours en tête, les paons à ses côtés et le chien fermait la marche.[3]
Gurdjieff aimait désigner certaines personnes par des surnoms, souvent empruntés aux règnes animal et végétal. Ces surnoms étaient parfois un peu scandaleux mais toujours amusants et mettaient en évidence certains traits dominants de ceux ainsi nommés qui se rassemblaient autour du maître.[4]
A mon arrivée au Nouveau-Boukhara, je louai une chambre chez une grosse Juive, marchande de kwass russe. Je vécus dans cette chambre en compagnie de mon fidèle ami Philos, un énorme chien de berger kurde, qui m'accompagna partout pendant neuf ans. Dans toutes les villes et localités des divers pays où j'eus à séjourner quelque temps, ce Philos devenait vite célèbre, surtout auprès des gamins du pays, à cause de son adresse à me rapporter une pleine bouilloire d'eau bouillante que je l'envoyais chercher dans les tchaïkhanés et les traktirs pour préparer mon thé; il allait même parfois faire mon marché avec la liste des commissions dans la gueule.
Ce chien, selon moi, était si étonnant que je ne trouve pas superflu de perdre un peu de temps à faire connaître au lecteur son rare psychisme.
Je donnerai quelques exemples de l’ingéniosité associative de ses manifestations psychiques.
...
Quelques jours après mon arrivée au Nouveau-Boukhara, je trouvai un matin, sur ma table improvisée, un énorme topinambour.
Je me rappelle que je pensai :
« Cette farceuse de propriétaire ! Malgré son embonpoint elle est assez fine pour avoir tout de suite deviné ma faiblesse pour les topinambours. »
Et je le mangeai avec le plus grand plaisir.
J'étais persuadé que c'était la propriétaire qui m'avait apporté ce topinambour, pour la bonne raison que personne d'autre n'entrait alors dans ma chambre. Quand je la rencontrai ce jour-là dans le corridor, je la remerciai donc avec conviction pour le topinambour, et je la plaisantai même d'une manière un peu leste à ce sujet, mais à ma grande surprise je compris clairement à sa mine qu'elle ignorait tout du topinambour.
Le lendemain matin je trouvai au même endroit un autre topinambour, que je mangeai avec non moins de plaisir ; mais je réfléchis sérieusement à cette apparition mystérieuse.
Quel ne fut pas mon étonnement, le troisième jour, de voir que le même phénomène se reproduisait !
Cette fois je décidai d'ouvrir l'œil pour découvrir l'auteur de cette plaisanterie, agréable peut-être, mais fort énigmatique.
Pendant plusieurs jours, je ne pus rien tirer au clair, et cependant, chaque matin, je trouvais un topinambour à la même place.
Finalement, pour observer ce fait qui m'intriguait de plus en plus, je me cachai derrière un tonneau de kwass placé dans le corridor. Tout à coup je vis mon Philos se faufiler avec précaution tout près du tonneau : il tenait dans sa gueule un gros topinambour qu'il alla poser dans ma chambre à la place habituelle.
Le lendemain, au moment de sortir, je tapotai le côté gauche de la tête de Philos, ce qui signifiait entre nous : « Je vais loin et ne prends pas de chien avec moi ». Mais je ne fis que traverser la rue. J'entrai dans un magasin en face de la maison et je me mis à surveiller la porte.
Philos sortit bientôt, regarda autour de lui et partit dans la direction du marché. Je le suivis subrepticement. Au marché, près du poids public, il y avait plusieurs magasins d'alimentation, tous pleins de monde.
Philos se promenait tranquillement dans la foule, je ne le quittais pas des yeux.
En passant près d'une boutique, il inspecta les lieux, puis, croyant que personne ne le voyait, tira vivement un topinambour d'un sac posé devant la boutique et détala. Lorsque je revins à la maison, je trouvai le topinambour à sa place.[5]
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[1] Tcheslaw Tchekhovitch, Gurdjieff: Un maître à Vivre (2012) Edition Éolienne, p. 80-81.
[2] Ibid., p. 112–114.
[3] G.I. Gurdjieff, La vie n'est réelle que lorsque « Je suis », (1976) , Triangle Editions, p. 54.
[4] Nikolai de Stjernvall, My Dear Father Gurdjieff (2016) Dublin: Bardic Press, p. 22.
[5] G.I. Gurdjieff, Rencontres avec des hommes remarquables (1960) Editions Julliard, p. 169, 173-174.
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