Gurdjieff International Review

Gurdjieff and Ecology

Nous ne sommes pas venus dans ce monde. Nous en sommes sortis, comme les bourgeons des branches et les papillons hors des cocons. Nous sommes un produit naturel de cette terre, et si nous nous révélons comme étant des êtres intelligents, ce ne peut être que parce que nous sommes les fruits d'une terre intelligente, qui se nourrit à son tour d'un système d'énergie intelligent.  –Lyall Watson

James George

P

laider pour considérer Gurdjieff comme le père de l'écologie moderne, même si cela est envisageable, serait inutilement provoquant. Il est probablement plus proche de la réalité de prétendre que son travail a eu une influence majeure, non reconnue, contribuant au changement de paradigme qui inclut le mouvement environnemental et tous les autres aspects de l'approche plus holistique qui commence évidemment à imprégner la culture contemporaine.

On peut dire que « l'âge écologique », comme l'a baptisé le Père Thomas Berry, a commencé en 1968 avec la photographie de la terre comme nous ne l'avions jamais vue auparavant, prise par un astronaute d'Apollo : une belle planète bleue suspendue dans le vide noir de l'espace. Cette image a changé la conscience humaine. Cela nous a montré notre maison unique, sans frontières politiques – un fragile vaisseau spatial, intégralement consacré à la vie. Elle a rendu possible la Conférence de Stockholm de 1972 sur l'environnement. Mais, quarante ans plus tôt, Gurdjieff était allé sur une mission Apollo issue de l'imagination, qui était bien plus que de la science-fiction. Il avait écrit sur Belzébuth observant la terre depuis l'espace, le rôle de la terre dans ce « rayon de création », les lois qui s'appliquent à tous les niveaux d’ordre, et la façon dont le comportement humain est vu par un être d'une intelligence supérieure qui peut voir les faiblesses humaines depuis une perspective cosmique dans une période de temps de milliers d'années.

En science, le concept clé de l’écologie – la biosphère – est généralement attribué au compatriote russe de Gurdjieff, V. I. Vernadsky, dont l'article sur le sujet a été publié à Leningrad en 1926. Dix ans plus tôt, dans la même ville, Gurdjieff avait esquissé à P. D. Ouspensky et à d'autres dans leur groupe, sa vision de la vie organique comme une pellicule sensible couvrant la planète et interagissant avec des forces ayant leur origine dans les autres planètes, le soleil et les étoiles.

Dans son compte rendu minutieux de ces premiers enseignements, Ouspensky cite Gurdjieff : « La vie organique est l'organe de perception de la terre, et en même temps elle est un organe de radiation. »[1] « Dans la nature, tout se tient, et tout est vivant. »[2] « La nature nous transmet à travers nos impressions l'énergie par laquelle nous vivons, nous nous mouvons et avons notre être. »[3] Plus tard, dans les Récits de Belzébuth,... Gurdjieff développe cette idée comme un « processus Trogoautoégocratique », l'interconnexion de toute vie dans une chaîne d'interdépendance : manger et être mangé, ou de « soutien réciproque », à travers lequel les énergies involuent et évoluent dans une circulation cosmique de forces descendantes et ascendantes. A une époque ancienne, on aurait pu appeler ces forces des « anges », et par la suite, une autre hypothèse a pu être envisagée pour expliquer pourquoi l'univers ne descend pas simplement de manière entropique à travers le passage du temps, que Gurdjieff qualifie d’impitoyable.

Comme le dit Atarnakh, le philosophe kurde de Gurdjieff, « Selon toutes les probabilités, il règne dans le monde une loi de soutien réciproque de tout ce qui existe. Et de toute évidence, notre vie, elle aussi, sert à soutenir quelque chose de grand ou de petit dans le monde. »[4]

Nous montrer notre place dans le grand schéma de la Nature ne suffit pas à nous réveiller. Elle peut ne rester qu'une idée écologique ou cosmologique, déposée dans la mémoire mentale, sans lien avec nos sentiments et notre être. Pour être touché par notre situation et celle de la terre, il faut non seulement la « connaître », mais faire l'expérience de notre véritable lien vivant avec la Nature, notre relation essentielle. Lorsque nous sommes vraiment reliés à la nature, nous pouvons nous aussi partager « l'expansion soudaine de la conscience » qu'Edgar Mitchell a ressentie quand il a vu la terre se lever depuis la lune. Seul un goût de cette conscience affectera nos actions. Rien d’autre que cela ne changera quoi que ce soit ou réduira les dommages que nous infligeons à la terre.

Gurdjieff met en valeur ce point au début des Récits de Belzébuth, dans un chapitre intitulé de manière significative « De la connaissance du vrai devoir êtrique ». Ici Belzébuth dit à son petit-fils (et à nous) que pour se préparer à être en mesure de remplir les obligations d'un être tri-cérébral responsable :

« ...il est indispensable d’établir chaque jour, au lever du soleil, en contemplant le reflet de son éclat, un contact entre ta conscience et les diverses parties inconscientes de ta présence entière. Tu dois tâcher de faire durer cet état, penser et convaincre tes parties inconscientes – comme si elles étaient conscientes – que si elles menaçaient l’équilibre général de tes fonctions dans le processus d’existence ordinaire, elles ne pourraient jamais jouir des biens qui leur sont destinés dans la période de l’âge responsable, et que ta présence intégrale, dont elles sont des parties, ne serait pas en état de s’aquitter dignement de son avènement et de son existence, et serait donc incapable d’être un bon serviteur pour Notre Créateur Eternel Commun.»[5]

Belzébuth est infatigable pour expliquer à son petit-fils comment le comportement « indigne » des humains sur la planète Terre perturbe l'ordre naturel :

« Et lorsque je m'intéressai à tes favoris et me mis à observer et à étudier leur étrange psychisme, je compris pourquoi et à quelle fin la Grande Nature ... s'adapte toujours patiemment à toutes choses... et à ce propos, il se forma en moi l'opinion suivante :

Si seulement tes favoris avaient bien réfléchi à cela, et s’ils s'étaient efforcés en toute honnêteté de servir la Nature à cet égard, peut-être leur perfectionnement êtrique aurait-il pu se faire de manière automatique, presque sans participation de leur conscient ; et en tout cas, la pauvre Nature de leur infortunée planète n'aurait pas été forcée de peiner afin de s'adapter, et de sauvegarder ainsi l'harmonie cosmique générale.

Mais, pour le malheur de tout ce qui existe dans le Mégalocosmos, tes favoris ne mettent pas la moindre honnêteté à remplir leurs devoirs envers la nature.»[6]

Et, dans un passage précédent :

« [Comme] ils s'étaient mis à créer des conditions d'existence êtrique extérieure dont l’action sur la qualité de leurs rayonnement était de plus en plus dégradante, la Grande Nature se vit contrainte de transformer peu à peu leur présence au moyen de divers compromis et modifications, pour assurer la qualité des vibrations qu'ils irradient...[7] Pour la même raison, la Grande Nature y augmenta progressivement le nombre d'êtres...»[7b]

Quand on considère l'énorme contribution que l'explosion démographique apporte à la crise écologique, il peut être particulièrement intéressant de considérer les vues très originales de Gurdjieff sur les causes de la croissance du nombre de personnes sur cette planète. Là où d'autres ont vu l'explosion démographique comme une fonction de l'amélioration des services de santé et de la nutrition, et de la réduction de la mortalité, Gurdjieff propose que la raison fondamentale est que la nature avait besoin de plus de personnes parce que la qualité des vibrations des humains sur cette planète avait dégénéré à tel point que la nature a dû compenser en quantité la baisse de qualité. Dans les Récits de Belzébuth, il en donne la cause ainsi :

« A propos de l'absence dans le psychisme de tes favoris actuels, de tout besoin conscient d'absorber ces nourritures cosmiques sacrées, ... [et] cessant d'absorber consciemment ces substances cosmiques indispensables à l'avènement et à l'existence de parties êtriques supérieures, ils ont perdu non seulement toute tendance au perfectionnement de soi, mais encore tout pouvoir de « contemplation volontaire » – contemplation qui constitue précisément, le principal facteur d'assimilation de ces substances cosmiques sacrées, et depuis lors ... La nature a dû s'adapter peu à peu, et faire en sorte que au cours du processus de leur existence il survienne à chacun d'eux, de ces « événements inattendus.»[8]

Ces extraits des écrits de Gurdjieff montrent également comment il démontre que la Nature essaie de maintenir un environnement homéostatique favorable à la vie – tout comme James Lovelock le croit, dans son hypothèse de Gaia. Cependant, Lovelock a récemment déclaré qu'il pensait que Gaïa pouvait facilement faire face à tout ce que nous, les humains, pouvons faire pour la blesser. A cet égard, Lovelock[9] semble être considérablement plus optimiste que Gurdjieff – et la plupart des scientifiques – quant à la capacité de la terre à résister aux déprédations des êtres humains sur le long terme. La collègue Gaian de Lovelock, Lynn Margulis,[10] est plus proche de Gurdjieff dans sa description de la nature et du rôle de la pellicule de la vie organique.

De nombreuses influences ont été importantes dans le développement de l'écologie moderne et du mouvement environnemental, mais je pense que les deux peuvent avoir une dette beaucoup plus grande envers Gurdjieff qu'on ne l'a généralement admis jusqu'à présent. Un exemple typique est l'histoire Small is Beautiful[11] d'E. F. Schumacher, lequel était fondateur dans les années soixante-dix ainsi que Silent Spring[12] de Rachel Carson dans les années soixante. Ce que l'on ne sait pas, c'est que Schumacher fut pendant de nombreuses années un ami de John G. Bennett, dont il recevait un exposé détaillé de l'œuvre de Gurdjieff. Ceci est parfaitement clair dans le dernier ouvrage de Schumacher, A Guide for the Perplexed,[13] dans lequel les idées de Gurdjieff apparaissent sur pratiquement chaque page.

Un autre cas est celui des écrits de Carlos Castaneda. N'importe quel Gurdjieffien reconnaîtra, en particulier dans ses œuvres ultérieures, que Castaneda était un étudiant astucieux des livres de Gurdjieff et Ouspensky, sans parler du fait que Lord Pentland et d'autres membres éminents de la Fondation Gurdjieff en Californie l'ont rencontré à plusieurs reprises avant 1984. Dans l'introduction de La force du silence,[14] Castaneda décrit l'utilisation de la conscience corporelle comme instrument de connaissance afin de faire face aux énigmes de l’intellect, du cœur et de l'esprit.

A la fin des Récits de Belzébuth, Gurdjieff décrit le fleuve de la vie se divisant en deux ; une branche se terminant dans les crevasses de la terre et étant perdue à jamais, tandis que l'autre se jette dans l'océan sans limites. Puis il ajoute :

Tant que nous demeurerons passifs, non seulement nous serons contraints de n’être que des instruments au service des « créations involutives » de la Nature, mais nous devrons, pour le reste de notre vie, nous soumettre en esclaves aux caprices de toutes sortes d'événements aveugles...

[Mais] même pour vous, il n'est pas trop tard...

Cette prévoyance de l’équitable Nature consiste pour nous en ce que, moyennant certaines conditions intérieures et extérieures, la possibilité nous a été donnée de passer d'un courant dans l'autre.[15]

Selon son propre récit, dans L’Annonciateur du Bien à Venir, la propre recherche de Gurdjieff a commencé tôt dans sa vie avec « ‘une volonté incoercible’ pour arriver à comprendre clairement la signification précise, d’une manière générale, du processus de vie sur terre de toutes les formes extérieures de créatures qui respirent, et en particulier le but de la vie humaine à la lumière de cette interprétation. »[16] Un exposé satisfaisant de la vie de Gurdjieff a dû attendre jusqu’en 1991 lorsque la biographie écrite par James Moore a été publiée. Dans celle-ci, Moore a conclu dans la Note Numéro 7, « Gurdjieff proto-écologiste » de cette manière :

Gurdjieff, qui méprisait les slogans, n’a offert au mouvement écologique aucune expression qui se puisse comparer au “Respect pour la vie” cher à Albert Schweitzer ou au “Small is Beautiful” d'Ernst Schumacher. Il n’avait rien à faire d’une théologie libérale panthéiste, non plus que d’une esthétique utilitaire. Sa vision n'était nullement télécentrique, et encore moins anthropocentrique ; il n’imagina rien de moins qu'un univers dynamique et sacré dont toutes les relations seraient implacablement soumises à la Loi de Trois et toutes les transformations à la Loi de Sept. Néanmoins, son triomphe intellectuel fut de réserver au sein de cet impressionnant schéma un chemin plausible pour une évolution de l'homme en fonction de l'être.[17]

Après une carrière longue et distinguée de diplomate canadien, James George a tourné son attention vers les questions écologiques, jouant un rôle de premier plan dans l'adoption d'un moratoire sur la chasse à la baleine en haute mer et dans l'effort international en 1991 pour éteindre le pétrole koweïtien en feu. Ses livres incluent Asking for the Earth: Waking Up to the Spiritual / Ecological Crisis,[18] Little Green Book on Awakening,[19] Last Call: Awaken to Consciousness.[20] Il a été actif dans le travail de Gurdjieff pendant sept décennies et était un étudiant proche de Mme de Salzmann. Ce texte est tiré de son livre, Asking for the Earth: Waking Up to the Spiritual / Ecological Crisis, p. 128-132.


[1] P.D. Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu (1949) Editions Stock Triangle, p. 202

[2] Ibid., p. 450.

[3] Ibid., p. 261.

[4] G.I. Gurdjieff, Les récits de Belzébuth à son petit-fils (1976) Paris: Les éditions Denoël, p. 1038.

[5] Ibid., p. 81.

[6] Ibid., p. 1049.

[7] Ibid., p. 108.

[7b] Traduction du paragraphe suivant dans la version anglaise.

[8] Ibid., p. 750.

[9] James Lovelock (1919-) est un scientifique et environnementaliste indépendant. Il est surtout connu pour son hypothèse Gaïa, qui postule que la Terre fonctionne comme un système autorégulé.

[10] Lynn Margulis (1938-2011) était un théoricien et biologiste évolutionniste, auteur scientifique et éducateur et était le principal partisan de l'importance de la symbiose dans l'évolution.

[11] E.F. Schumacher, Small is Beautiful: Economics as if People Mattered (1973) Blond & Briggs.

[12] Rachel Carson, Silent Spring (1962) Boston: Houghton Mifflin.

[13] E.F. Schumacher, A Guide to the Perplexed (1977) New York: Harper Perennial.

[14] Carlos Castaneda, The Power of Silence (1987) NY: Simon and Schuster.

[15] Récits de Belzébuth, p. 1171.

[16] G.I. Gurdjieff, L’annonciateur du bien à venir: Premier appel à l'humanité contemporaine (2001), Edition l'Originel, p. 13-14.

[17] James Moore, Gurdjieff : Anatomie d'un mythe (1999) Editions du Seuil, p. 390-391.

[18] James George, Asking for the Earth: Waking Up to the Spiritual/Ecological Crisis (1995) Rockport, MA: Element, Inc.

[19] James George, The Little Green Book on Awakening (2009) Barrytown, NY: Station Hill Press.

[20] James George, Last Call: Awaken to Consciousness (2016) Barrytown, NY: Station Hill Press.

 

Copyright © 2024 Gurdjieff Electronic Publishing

Version Française Traduite par :
     Equipe “Travail et Planète" (Institut Gurdjieff de Paris).

Featured: Numéro d'hiver 2019/2020, Vol. XIV No. 1.
Revision: July 1, 2024