Gurdjieff International Review
Avant, la nature avait une vie et un esprit propres. Les arbres, les cieux et les rivières étaient des esprits vivants. Maintenant, nous ne nous préoccupons que de la façon dont ils peuvent nous servir. –Phra Paisal Visalo
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lus les conditions auxquelles nous sommes confrontés dans la vie sont difficiles, plus je trouve que nous devons prêter attention à l'enseignement fondamental de M. Gurdjieff et faire de notre mieux non seulement pour l'étudier intellectuellement mais pour le pratiquer ensemble du mieux que nous pouvons, d'instant en instant. Après tout, nous n'arrêtons pas de dire que c'est « un Travail dans la vie », et dans la vie nous sommes tous confrontés aux mêmes distractions et tentations, que nous soyons ou non liés à l'une des fondations Gurdjieff.
Dans nos vies ordinaires, le réchauffement climatique est sans aucun doute le problème le plus difficile du 21e siècle. Cela peut en effet être un problème de survie, non seulement pour les animaux, y compris les oiseaux, mais aussi pour nous. Certains des plus grands scientifiques du monde ont commencé à se demander si l'humanité peut survivre à ce siècle. Lord Martin Rees, président de la Royal Society, pense que les chances ne sont pas supérieures à cinquante pour cent. Stephen Hawking semble avoir abandonné la planète Terre et espère que l'ADN humain envoyé sur Mars permette de recommencer à zéro. Quel conseil de désespoir ! Heureusement, la plupart des experts scientifiques sur le changement climatique sont toujours en désaccord avec lui, mais tous conviennent que le temps d'une action efficace est épuisé.
Et qu'en est-il de notre vie intérieure ? Si le comportement humain est désormais considéré comme responsable d'une partie très importante du problème, comment pouvons-nous changer ce que Gurdjieff appelle notre « comportement anormal » ? Pouvons-nous relire les Récits de Belzébuth aujourd'hui à la recherche d'indices pour une compréhension plus profonde de l'appel de Gurdjieff à s'éveiller, de sorte que « le fonctionnement de la “conscience morale sacrée” restée intacte en leur subconscient puisse participer peu à peu au fonctionnement de leur conscient ordinaire » ?[1] Ashyata Sheyimash a montré qu'il est possible de cette façon de changer le comportement humain. « Celui-là seul s’appellera et deviendra le Fils de Dieu, qui acquerra en lui-même la conscience. »[2] Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin d'entendre cet appel et d'adapter nos modes de vie et nos technologies afin de pouvoir servir de gardiens de la Nature, au lieu de servir la croissance avide du consumérisme et des profits des entreprises qui ont conduit notre économie au bord du précipice.
Déjà dans le premier chapitre, « L'éveil du Penser », Gurdjieff se réfère aux êtres humains, y compris lui-même, en tant que « bipèdes destructeurs des biens de la Nature ».[3] Ce n'est que sur notre planète particulière, dit-il, que les êtres tri-cérébraux se détruisent mutuellement et causent de graves problèmes à la Nature. Ce comportement anormal doit changer. Dans un passé lointain, nous prévient-il, la Nature a montré qu'elle peut prendre des contre-mesures drastiques lorsque cela est nécessaire pour éviter que de telles anomalies n'empiètent sur l'harmonie cosmique générale :
« Mais plus tard … ils en vinrent à exister par trop anormalement, à exister d’une manière indigne d’êtres tri-cérébraux ; je veux dire que d’une part ils cessèrent d’irradier les vibrations requises par la Nature pour le maintien … de leur planète, et que, d'autre part poussés par la particularité principale de leur étrange psychisme, ils se mirent à détruire les êtres d'autres formes de leur planète, et à diminuer ainsi peu à peu le nombre de sources requises à cette même fin. Et pour obtenir l’équilibre des vibrations requises, sous le rapport de la quantité et de la qualité, la Nature se vit alors contrainte de conformer graduellement les présences de ces êtres tri-cérébraux au second principe, le principe “Itoklanotz”, comme elle le fait pour celle des êtres uni-cérébraux et bi-cérébraux. »[4]
Quel destin pour des êtres tri-cérébraux que d'être réduits à fonctionner comme des êtres à un ou à deux cerveaux !
En même temps, il nous dit que si je ne commence pas à vivre ma vie consciemment, et non pas automatiquement, je ne peux pas espérer expérimenter « la satisfaction de soi et la conscience de soi, nées de l'accomplissement correct de mon devoir envers la Mère Nature. »[5] Mais au lieu de se comporter normalement, en tant qu'« êtres ayant en leur présence toute possibilité de devenir des particules d'une partie de la Divinité »,[6] nous nous transformons en automates, « simplement en ce qu'on appelle de la “viande vivante”. »[7] Souvenez-vous de l'injonction de mise en garde du Mullah Nassr Eddin : « Mieux vaut arracher chaque jour dix cheveux sur la tête de sa propre mère, que de ne pas aider la Nature. »[8]
Alors, quel est notre devoir – intérieur et extérieur – envers la Grande Nature aujourd'hui ? Qu'est-ce que la Grande Nature exige de nous maintenant ?
Bien qu'il ait été écrit de nombreuses années avant que le changement climatique ne devienne un problème, de nombreux exemples sont donnés tout au long des Récits de Belzébuth de notre comportement humain inconscient qui pousse la Nature à « souffler à perdre haleine » dans ses tentatives pour réparer les dommages que nous, les humains, causons dans notre inconscience endormie. Nous ne réalisons pas, par exemple, qu'en utilisant de grandes quantités d'électricité pour nos satisfactions égoïstes, nous détruisons deux des trois composants de l'une des substances les plus basiques de l'univers, « l'Okidanokh omniprésent », que certains anciens du Travail ont assimilé à la conscience.
Il est devenu indispensable pour la Nature que l'humanité cesse de se comporter d'une manière qui, si nous ne changeons pas, rendra, dans les prochaines générations, la Terre impropre à la plupart des espèces animales, y compris nous-mêmes. Si nous ne pouvons pas nous réveiller de nos rêves égocentriques, la Nature devra nous réveiller avec des chocs de plus en plus sérieux – ouragans, tremblements de terre, pestes, incendies de forêt, inondations, sécheresses et bien d'autres signes du stress auxquels le comportement humain indigne soumet la planète Terre – ou même en éliminant notre espèce, si nous ne comprenons pas notre devoir envers la Nature. Le réveil d'un nombre nécessaire d'êtres humains devient ainsi un impératif humain et même cosmique, car, selon Belzébuth, notre comportement aberrant affecte l'évolution normale d'êtres tri-cérébraux même sur d'autres planètes de notre système solaire et cause ce qu'il qualifie de « puanteur cosmique ».
En 1995, mon livre Asking for the Earth : Waking Up to the Spiritual / Ecological Crisis,[9] a été publié. Dans ce livre, j'ai partagé certaines de mes expériences dans le travail proposé par M. Gurdjieff avec Mme de Salzmann à New York et à Paris, et avec certains des grands enseigneurs du siècle dernier – des Maîtres comme J. Krishnamurti, le Dr. Javad Nurbakhsh, Thomas Merton et le Dalaï Lama en Inde et en Iran. Dans ce livre, je mettais en garde, avant qu'il ne soit à la mode d'être « vert », que nous étions confrontés à une crise écologique dangereuse à laquelle seule une transformation intérieure pouvait remédier.
L'idée principale de mon dernier livre, The Little Green Book of Awakening[10] est que la Nature nous dit en termes clairs que nous devons nous réveiller. Gurdjieff l'a dit il y a des années, et maintenant la situation est critique. Si vous regardez dans mon livre, vous verrez que les dernières découvertes de nos meilleurs scientifiques renforcent la déclaration de Gurdjieff, que j'ai citée précédemment. Nous, les humains, sommes vraiment devenus des « destructeurs bipèdes des biens de la Nature ». Pour que le réchauffement climatique ne devienne pas catastrophique, la Nature exige clairement que nous modifiions nos technologies énergétiques et notre législation environnementale ainsi qu'une grande partie de notre mode de vie inutile. Mais, par-dessus tout, je crois que la Nature exige que nous nous éveillions, que nous nous changions consciemment et que nous devenions nous-mêmes, comme l'a dit Gandhi, le changement que nous souhaitons voir dans le monde.
Pour nous changer, nous avons besoin d'une nouvelle morale, d'une morale objective. Dans une de ses conférences à Fontainebleau en 1922, Gurdjieff dit à ses élèves que presque tout le monde vit avec une sorte de morale automatique établie en lui par sa culture, ses parents, son éducation, etc. Et il poursuit en expliquant qu'il est possible d'avoir un type de moralité tout à fait différent. En ouvrant la possibilité d'une morale non automatique et non associative, il place cette exigence de se changer dans un contexte encore plus large. Permettez-moi de citer cette conférence peu connue :
Le sentiment moral objectif correspond, par-delà les siècles, à certaines lois morales fondamentales et immuables, en accord chimique et physique avec le milieu et la nature humaine, lois établies objectivement pour tous et liées à la Grande Nature (ou, comme on dit, à Dieu).
Le sentiment moral subjectif existe chez un homme (en) qui... se forme sa propre conception de la morale, et fonde sa vie sur elle. En fait, non seulement les deux sentiments de moralité – le premier comme le second – n'existent pas chez les gens, mais ceux-ci n'en ont même pas la moindre idée. Ce que nous disons de la morale s'applique d'ailleurs à toute chose.[11]
Tel que rapporté par Ouspensky dans son livre Fragments d’un Enseignement Inconnu, Gurdjieff nous dit que la Nature nous donne la vie et le mouvement – autrement dit, tout. « Le flot des impressions qui nous vient de l'extérieur est comme une courroie de transmission par laquelle nous est communiqué le mouvement. Le moteur principal est pour nous la nature, le monde environnant. La nature nous transmet avec nos impressions l'énergie par laquelle nous vivons et nous mouvons, et avons notre être. »[12] Alors, comment pouvons-nous imaginer que nous sommes ici pour dominer la Nature, pas pour la servir ?
Gurdjieff nous dit, au début de la première série, qu'il écrit Du tout et de tout dans le but de réaliser « trois tâches fondamentales » :[13]
Première série : Extirper du penser et du sentiment du lecteur, impitoyablement et sans le moindre compromis, les croyances et opinions, enracinées depuis des siècles dans le psychisme des hommes, à propos de tout ce qui existe au monde.
Deuxième série : Faire connaître le matériel nécessaire à une réédification, et en prouver la qualité et la solidité.
Troisième série : Favoriser l’éclosion dans le penser et le sentiment du lecteur d'une représentation juste, non fantaisiste, du monde réel, au lieu du monde illusoire qu'il perçoit.
En d'autres termes, son but est de faire table rase des anciennes certitudes afin que ce qui est nouveau puisse pénétrer dans la carapace de nos idées fausses héritées et acquises et nous transformer, afin qu'au lieu de rêver, nous prenions conscience « du monde réel », c’est à dire la Nature. Quelle meilleure occasion pour un tel changement de conscience intérieure qu'une époque de changements extérieurs sans précédent qui érodent rapidement notre foi dans l'ancien et ouvrent nos cœurs vers le nouveau, l'inconnu, à la fois intérieur et extérieur ? C'est un tout : pour qu'il y ait une nouvelle création, un nouveau ciel et une nouvelle terre, il doit y avoir une nouvelle humanité, ou du moins une masse critique d'humanité, capable de servir de canal pour que le ciel et la terre soient reliés, pour que la volonté de Dieu (ou la volonté de la Nature) soit faite sur terre. Sans ce lien vital, Mme de Salzmann nous a avertis à plusieurs reprises, « la Terre tombera », c'est-à-dire que la Terre ne sera plus écologiquement viable. Deux cents personnes conscientes, dit Gurdjieff à Ouspensky, pourraient changer le monde, si elles le jugeaient nécessaire. C'est le moment de ce grand saut d'évolution, dont toutes les traditions ont parlé et dont, je crois, Gurdjieff était l’annonciateur.
Chaque fois que deux ou trois sont réunis avec cette intention de changer, comme nous le sommes maintenant, alors ce que nous appelons dans le Travail des « conditions spéciales » peuvent être temporairement créées. Je suggère qu’on peut dire que des conditions spéciales existent chaque fois que deux ou trois sont réunis pour rechercher sincèrement un contact plus direct avec l'énergie de présence ou de vie qui peut nous animer, au moins à certains moments, lorsque nous reconnaissons intérieurement notre manque de présence, notre besoin d’unité et l'insuffisance de notre expérience directe du « monde réel ». Dans de tels moments, un fort désir d'être peut soudainement nous surprendre, ainsi qu'une conscience inébranlable de l'inévitabilité de notre propre mort.
Nous voici donc confrontés au fait que notre comportement humain anormal actuel crée des ravages écologiques et que si nous ne changeons pas, et rapidement, si nous ne nous réveillons pas vraiment, alors nos petits-enfants pourraient voir la fin de l'expérience humaine sur cette planète. Nous sommes ici en train de réaliser que les changements externes et internes nécessaires sont déjà connus et disponibles, alors comment ne pas ressentir une puissante réaction d'éveil instinctif ? Cette catastrophe n'a pas besoin de et ne doit pas se produire. Nous ne laisserons pas cet héritage à nos enfants. Ce serait trop stupide, pour notre civilisation, d'être la première à disparaître en sachant à l'avance exactement ce que nous avons besoin de faire et d'être, et d'avoir à portée de main tous les moyens pour faire les changements nécessaires dans notre façon de penser, de ressentir et d'agir !
Pouvons-nous entendre à nouveau, et d'une manière nouvelle, ce que Belzébuth dit à la fin des Récits, lorsque son petit-fils, Hassin, lui pose une question similaire sur ce qui peut nous sauver ?
L’unique mesure de salut pour les êtres de la planète Terre serait aujourd'hui d'implanter en leur présence un nouvel organe, analogue à celui de kundabuffer, mais doué cette fois de propriétés telles que chacun de ces malheureux, pendant le processus de son existence, ressente et prenne sans cesse conscience de l'inévitabilité de sa propre mort, comme de la mort de chacun de ceux sur lesquels s'arrête son regard ou son attention.
Seules cette sensation et cette connaissance peuvent à présent réduire à néant l'égoïsme qui s’est définitivement cristallisé en eux et absorbe leur essence toute entière, détruisant du même coup la tendance à haïr les autres qui en est la conséquence, tendance qui détermine ces relations réciproques dont l'existence est la cause principale de toutes leurs anomalies, indignes d’êtres tri-cérébraux, et funestes pour eux comme pour tout l'Univers.[14]
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Ce texte est tiré du livre de James George, Last Call: Awaken to Consciousness, p. 161–167. Il a été précédemment publié dans les actes de la Conférence All & Everything, 2009. James George est décédé le 7 février 2020.
[1] G.I. Gurdjieff, Les récits de Belzébuth à son petit-fils (1976) Paris: Les éditions Denoël, p. 347.
[2] Ibid., p. 355.
[3] Ibid., p. 11.
[4] Ibid., p. 131.
[5] Ibid., p. 42.
[6] Ibid., p. 452.
[7] Ibid., p. 433.
[8] Ibid., p. 413.
[9] James George, Asking for the Earth: Waking Up to the Spiritual/Ecological Crisis (1995) Rockport, MA: Element, Inc.
[10] James George, The Little Green Book on Awakening (2009) Barrytown, NY: Station Hill Press.
[11] G.I. Gurdjieff, Gurdjieff parle à ses élèves (1980) Paris, Edition Stock, p. 225-226.
[12] P.D. Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu (1974) Paris : Editions Stock, p. 260.
[13] Récits de Belzébuth, p. avant 1.
[14] Récits de Belzébuth, p. 1124.
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